Le Monstre, théâtre d’ombre et de gestes

Le Monstre, théâtre d’ombre et de gestes

Photo. Christophe Delarue .Le Monstre d’Agota Kristof. Production L’Autre bord Compagnie, Martinique. Mise en scène Guillaume Malasné.   Gillaume Malasné est le jeune directeur d’une compagnie martiniquaise. Il connaît toutes les vicissitudes qui sont le lot des comédiens et des troupes basés sur une île trop peu peuplée (400 000 habitants) pour assurer un public suffisant, même aux meilleurs spectacles. En l’occurrence, Le Monstre a connu une seule représentation tous publics lors de sa création et deux représentations pour le public scolaire.

Autant dire rien. Si la pièce est reprise plus tard, avec éventuellement un passage en Guadeloupe, ce ne sera pas pour davantage de représentations à chaque fois. Il faut donc avoir ces données à l’esprit lorsqu’on juge une pièce créée dans l’archipel caribéen. Les comédiens n’ont tout simplement pas le temps de se roder. Le seul espoir, pour les ressortissants des Antilles françaises, est de voir leur pièce reprise en Métropole, au moins au TOMA (Théâtre d’Outre-Mer en Avignon), ce qui leur garantit une représentation par jour durant les trois semaines du festival et l’éventualité d’être repérés par un programmateur pour une tournée éventuelle.

Le Monstre d’Agota Kristof est riche de possibilités pour un metteur en scène. L’auteure, hongroise, s’est exilée à l’âge de 21 ans, à la suite de son mari compromis dans l’insurrection de 1956. Entrée tardivement en littérature, son premier roman, Le Grand Cahier (1986), l’a placée d’emblée parmi les grands de la littérature européenne. Le « monstre »de sa pièce éponyme est l’objet de nombreuses interprétations possibles, depuis celui qui sommeille en chacun de nous jusqu’aux avatars les plus récents de l’horreur politico-religieuse. L’islamisme de Daech, par exemple, n’est-il pas précisément, comme dans la pièce, un monstre qui dévore ses adorateurs (en les poussant à se faire tuer à la guerre ou dans des attentats terroristes). Le totalitarisme soviétique est une autre interprétation sans doute plus proche de la biographie de l’auteure. A l’opposé, il n’est pas interdit de voir le capitalisme contemporain comme un autre moloch qui nous enchaîne en suscitant en nous des désirs qui ne seront jamais complètement assouvis.

Le monstre est un être légendaire, une métaphore polysémique. Malgré leur amour, Nob et sa fiancée Lil le voient différemment.

NOB : … le Monstre mange de plus en plus, il sent de plus en plus fort, et il respire de plus en plus bruyamment. Et… il mange n’importe quoi, même des hommes.
[…]
NOB : C’est curieux, comme tout le monde le défend. Même toi.
LIL : Oui, je le défends, Nob, car je l’aime. Tout le monde l’aime, sauf toi. Parce que toi, tu n’as jamais respiré le parfum de ses fleurs merveilleuses.

Le monstre est tellement aimable, tellement séduisant qu’il ne saurait être méchant ; on est prêt à tout lui pardonner, jusqu’au massacre des innocents. Malgré tout, « l’Homme vénérable », le chef de la tribu, n’est pas dupe ; il organise la résistance : on ne peut tuer le monstre qu’en l’affamant, ce qui exige que plus personne ne l’approche ; ceux qui braveront l’interdiction seront donc immédiatement mis à mort. Mais l’attrait du monstre est si fort que les gardiens succombent les uns après les autres à la tentation ; ils veulent sentir à nouveau le parfum envoutant. Cependant Nob tient bon : il exécute les uns après les autres les membres de la tribu attirés par le monstre, tant et si bien qu’à la fin il ne restera plus que lui et l’Homme vénérable.

Cette fin laisse à penser que l’incarnation la plus plausible du monstre, depuis l’effondrement du communisme, est le système capitaliste qui domine sans partage la planète. L’absence d’opposition crédible au capitalisme – y compris contre la forme néolibérale contemporaine avec les inégalités accrues qu’elle engendre – ne s’explique-t-elle pasen effet par les séductions du bonheur matérialiste dont il est porteur, même s’il ne s’agit que d’une « illusion de bonheur », comme le dit l’Homme vénérable dans la pièce ? L’aliénation, cette mort symbolique, est le prix que nous sommes prêts à payer. Et nous sommes tellement accoutumés à ce « poison qui engourdit l’esprit », toujours selon l’Homme vénérable, que nous nous montrons incapables collectivement d’imaginer un système radicalement différent (bien que des cas de résistance individuelle soient toujours possibles), a fortiori de nous mobiliser pour le faire advenir. L’Homme vénérable et Nob ont échoué à convaincre les autres membres de la tribu parce qu’ils n’ont pas su leur proposer un monde plus attrayant que celui du monstre.

Tim (V. Venance). Photo par Christophe Delarue

Ce qui frappe dans la mise en scène de G. Malasné, c’est le refus de tout naturalisme et l’extrême dépouillement. Il ne s’agit pas dans ce cas d’une contrainte (la production a bénéficié des moyens de Tropiques-Atrium, Scène Nationale de la Martinique) mais bien d’un parti pris en accord avec la gravité du propos et une langue sans fioriture. Le monstre n’est pas présent sur la scène, il est situé dans la salle, à la place des spectateurs ; lorsque les comédiens le contemplent ou lui lancent des pierres (des pierres fictives, bien sûr, au début  de la pièce), c’est nous qui somme visés. Alors que les didascalies prévoient un tambour et une guitare, ceux-ci ne sont pas présents non plus. Tim, l’ami de Nob, frappe dans le vide un tambour imaginaire, accompagné par la bande son. Et si G. Malasné a conservé les masques prévus par l’auteure, ils sont faits d’un simple tressage laissant deviner les traits des comédiens. Ces masques, au demeurant, jouent un rôle symbolique essentiel puisqu’on les enlève seulement pour faire l’amour ou pour mourir.

NOB : Lil, j’aimerais voir ton âme.
LIL : Oh, Nob ! On ne doit découvrir son âme que devant l’homme qu’on épouse, ou devant la mort.
NOB : Tu le peux aussi devant l’homme que tu aimes.
LIL : Je t’aime, Nob.
(Elle enlève son masque, Nob enlève le sien. Ils se regardent.)
NOB : Maintenant nous sommes comme mari et femme.

Le parti-pris d’un théâtre épuré se remarque également dans les scènes muettes, imaginées par G. Malasné, par exemple celle où l’Homme vénérable s’efforce de convaincre les membres de la tribu de se tenir éloignés du monstre. Dans une sorte de ballet rapide, les autres comédiens se présentent tour à tour devant lui pour une brève « discussion » à coup de gestes saccadés accompagnés de quelques onomatopées. À cet endroit du spectacle, la signification de ces échanges sans parole ne fait aucun doute. Par ailleurs, si le monstre, on l’a dit, n’est pas représenté, il y a quand même une exception, une autre scène muette qui rend sous une forme visuelle l’attirance dégagée par le monstre (« le parfum de ses fleurs merveilleuses »), par la projection sur le plateau d’une vidéo abstraite aux couleurs chatoyantes, amoureusement caressée par Lil, Tim et un deuxième personnage féminin. Dans le même ordre d’idées, on peut encore signaler les moments de course sur place qui miment le déplacement vers le monstre, quand il vient d’être découvert, avant qu’il n’ait démesurément grandi, contraignant la tribu à déplacer son village.

Les costumes méritent une mention particulière, tant ils contribuent à créer l’impression d’étrangeté qui plane tout au long de cette pièce au verbe rare, située dans un temps et un ailleurs incertains, où les comédiens sont comme les ombres de personnages mystérieux.

Le Monstre d’Agota Kristof. Production L’Autre bord Compagnie, Martinique. Mise en scène Guillaume Malasné. Avec Marc-Julien Louka (Nob), Éric Delor (Homme Vénérable), Steffy Glissant (Lil), Virgil Venance (Tim), Caroline Savard (une femme). Masques : Estelle Butin. Costumes : Sylviane Gody. Vidéo : David Gumbs. Univers sonore : Ludovic Laure. Lumière : Marc-Olivier René. Création le 8 décembre 2017 en Martinique, Scène Nationale Tropiques-Atrium.

Selim Lander,   Madinin-art  Martinique

 

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