Une plongée dans l’abime médiatique par l’équipe de l’Ubu, compagnie de création au Cna.
Ce petit chef-d’œuvre, qui dure une heure à peine, marie une réflexion sur le féminisme et sur l’esthétique symboliste qui domine le travail de l’Ubu, compagnie de création depuis des années. Le portrait de Jackie Kennedy que nous propose l’auteure autrichienne Elfriede Jelinek, offre aux metteurs en scène l’occasion de reconstituer cette belle et mystérieuse figure féminine de la scène politique américaine, tout en prolongeant des expériences avec des caméras, voir des techniques spéciales , afin d’ évacuer le corps humain « naturel » de la scène. Dans Les Aveugles de Maeterlinck, ou les Trois derniers jours de Fernando Pessoa d’Antonio Tabucchi, Denis Marleau avait transformé les acteurs en visages filmés, et nous comprenons mieux alors le processus employé pour mettre en scène ce portrait de Jackie Kennedy.
Nous sommes en effet devant une double médiatisation : celle du personnage et celle du corps de la comédienne, dont l’image est projetée sur un écran en fond de scène, image transmise par un cadreur filmant les moindres mouvements de Sylvie Léonard qui incarne Jackie dans ce monologue étonnant.Le cadreur cherche les plans les plus aptes à représenter l’aliénation de cette femme, en suivant la comédienne dans les coulisses et, sur la scène, le long des fauteuils blancs, où elle erre comme une poupée perdue. Sa caméra établit un rapport de force entre l’image projetée et cette femme en chair et en os. Les gros plans de ce visage figé de mannequin sont assortis d’un texte qui affirment le besoin de son absence et de son silence pour mieux sentir son importance, et nous renvoient ainsi au portrait d’une femme avec des gestes et des expressions destinées à construire une Jackie impeccablement habillée mais vidée de sa personnalité, image d’une beauté factice et froide. Le jeu posé et subtil de Sylvie Léonard incarne parfaitement ce corps, produit des annonces de mode, destiné aux défilés de mannequins. La caméra réduit Jackie à un assemblage de pièces détachées, mais gantées, chaussures de luxe, longues jambes, vêtements sans tête, coiffure permanentée, un peu à la manière surréaliste de représenter la femme.
Nous voici devant un être humain, voué à l’effacement de soi avec la conscience perdue de son propre corps. Dans les derniers moments du monologue, le ton change. Jackie se transforme alors en Marilyn Monroe pour nous cracher toute sa haine de cette autre femme dont les rapports avec JFK étaient aussi médiatisés à outrance. La mise en scène manipule les images filmées pour montrer la manière dont les stéréotypes sont créés, et pour démasquer la souffrance de celle qui n’a pas pu se défendre devant la présence spectaculaire du corps de Marylin dont les médias raffolaient. À la différence de ce mannequin, parfaitement maquillé et irréprochable derrière les artifices de la mode, il y a la Monroe qui cherche la caméra et le regard des hommes:la voilà, la femme blonde toute en rondeurs, consciente du pouvoir de son corps, entrée par effraction avec la force d’un tsunami dans la vie de Jackie qui joue la colère à l’écran en s’appropriant cet autre corps. Perruque blonde, visage crispé, la comédienne nous montre une Marilyn incarnant la mort, voir le destin tragique de la famille Kennedy.
Sylvie Léonard a réalisé une lecture fluide, dans un tour de force qui nous a captivés et émus, surtout à la fin, de ce combat intérieur avec sa rivale. Grâce aux rapports raffinés entre comédienne, metteur en scène, éclairagiste, cadreur et ingénieur du son, l’équipe de la compagnie Ubu a pu constituer un travail scénique qui donne encore plus de puissance à l’écriture d’Elfriede Jelinek et à cette plongée dans l’abime médiatique.
Alvina Ruprecht
Centre national des Arts, à Ottawa du 22 au 26 novembre, puis en tournée au Canada
Texte posté sur théâtredublog.unblog.fr
Jackie de Denis Marleau.
Théâtre français du Centre national des Arts
Jackie, Drames de Princesses : la jeune fille et la Mort IV
Texte : Elfriede Jelinek
Mise en scène : Denis Marleau et Stéphanie Jasmin
Décor, accessoires et vidéo : Denis Marleau et Stéphanie Jasmin
Caméraman : Olivier Schmitt
Avec
Sylvie Léonard
Une coproduction de Ubu compagnie de création et Espace Go.