Sainte Dérivée des trottoirs. la martyrisée du rara haitien en plein Festival des Francophonies
Sainte Dérivée des trottoirs par Faubert Bolivar, mise en scène Alice Leclerc, interprétation Vladimir Delva
Cette nuit-là, devant le parvis de la cathédrale de Limoges, le public festivalier a participé à un événement à la fois insolite et époustouflant. Au son du battement des tambours accompagné de musique de l’église chrétienne, deux figures masquées sorties de l’ombre nous invitent à les suivre vers le Jardin de l’ Évêché…
Nous voilà du coup, devant un tas de déchets – canettes, vieux papiers, surfaces brillantes, filets de pêcheurs qui se se met à remuer alors qu’une lumière rougeâtre émane de cet « autel » posé à l’entrée du jardin. Une figure éclaboussée de détritus émerge de ce tas d’ordures, vomissant, crachant, jurant, hurlant en français et en créole, maudissant ses origines, sa mère, Jésus et l’éclopé qui était son père, sa manière de dénoncer la bêtise et la pauvreté dans le monde. Voici une nouvelle résurrection d’une apparence christique peu commune; un corps maigre, carnavalesque, trainant derrière elle tout le poids de toutes les souffrances et les obscénités du monde. L’acteur est magnifique mais la figure fait peur et le public est tétanisé devant la ‘Sainte Dérivée qui entreprend son calvaire syncrétique à travers le jardin de Christ où nous découvrons un monde de folie, de délire, de chaos dans la fête.
La chose n’est pas simple puisque la Sainte Folle évoque à la fois Jésus et Erzulie , une figure qui invite les spectateurs à un rituel de ‘rara’ haïtien, grande procession de portée mystique vouée à cette Loa, du panthéon vaudou. Erzulie déesse de l’amour, de la sensualité, mais protectrice féroce des enfants est complexe puisqu’elle est douée de personnalités multiples et l’acteur incarne toute la portée de cette figure.
Le chemin indiqué par de petits points de lumière, et surtout par des vévés sombres , figures dessinées dans le sable pour évoquer la déesse, des autels jonchés d’objets signifiants : des futs de pétrole vide, des têtes de mort, des poupées, des restes d’une société de consommation qui éclairent la voie sacrée de la foule qui se dirige vers son destin inquiétant.
Celle qui mène la procession prend des allures d’un prophète déchu,et d’un loa délirant qui répand des paroles d’ Erzulie, des passages bibliques,et des sermons de Jésus, pour dénoncer la corruption, l’hypocrisie et l’obscénité actuelle de cette vie qui tue le peuple haïtien.
La force de cet acteur Vladimir Delva est énorme. Sa colère gronde devant un monde où deux traditions se heurtent et écrasent impitoyablement le peuple martyrisés du pays alors que la logique de ce « réalisme merveilleux » nous renvoie à un dénouement tragique incontournable.
Faubert Bolivar, d’origine haïtienne, est un auteur qui monte rapidement. Récemment primé par le groupe de lecture Textes en Paroles(Guadeloupe) et par le prix SACD de la dramaturgie, il est accompagné par un acteur et une metteur en scène qui ont magnifiquement animé le texte et la structure visuelle de l’ensemble. Surtout le « rara » en plein air rend la rage de l’auteur encore plus incandescente et transforme la procession en théâtre d’agitation –propagande, jeu contestataire proposé par Piscator très prisé dans les années 1960 et 1970 lors des manifestations contre la guerre au Viêt-Nam. Heureusement la vision du metteur en scène a su favoriser une rencontre entre multiples éléments culturels et visées politiques pour renouveler toutes ces références. Le résultat était d’autant plus fascinant.
On pourrait se poser la question quant à l’efficacité du renversement de l’esthétique scénique à la toute fin puisque le « dévoilement » réaliste diminue la surprise que la mise en scène plus fantaisiste avait déjà mis en évidence. Était-ce vraiment nécessaire? Et puis le public en constant déplacement n’a pas toujours su où se mettre malgré le grand espace du Jardin. On voit qu’un tel spectacle en plein air n’est pas parmi les habitudes des festivaliers. Sans doute, la solution serait de changer des habitudes en organisant plus souvent de tels événements!
Alvina Ruprecht
Festival des francophonies en limousin au Jardin de l’Évêché, theatre de la rue, Haiti-France, 5 octobre. 2018