Ménoires d’îles, d’Ina Césaire
Ina Césaire, née en 1942, quatrième enfant d’Aimé et Suzanne Césaire, est connue en dehors de ses œuvres littéraires pour ses travaux ethnographiques sur la Martinique. Mémoires d’îles peut être considérée comme un sous-produit de ces derniers, tant l’auteur s’y entend à faire vivre des personnages plus vrais que nature, ici deux vieilles femmes nées à la fin du XIXe siècle, avec leur préjugés, leurs obsessions, leurs tics de langage.
Ces deux-là sont demi-sœurs, qui partagent le même père et même sans doute davantage. Tout devrait pourtant les séparer et si elles sont ici réunies à l’occasion d’un mariage, il est clair qu’elles ne se rencontrent pas tous les jours, ce qui explique qu’elles aient tant de choses à se raconter. La pièce est construite sur l’opposition binaire entre Hermancia et Aurore. L’une négresse « bitaco », l’autre institutrice mulâtresse. L’une marmonne La Main noire, un chant d’incantation magique, tandis que l’autre se perd dans un Ave Maria. L’une qui mélange son français de créole et ponctue ses phrases de « Eh oui, eh oui » ou « tout bonnement », s’obstine à évoquer la « renonce », là où l’autre, fière de son bon parler, insiste : c’est « communion solennelle » qu’il faut dire[i].
Le contraste entre ces deux femmes, la différence de classes n’empêche pas une complicité certaine. Rat des villes et rat des champs, peut-être ? mais elles ont vécu suffisamment, sinon pour atteindre la sagesse, du moins pour prendre les choses telles qu’elles sont. Et puis même si elles n’ont pas eu tout à fait les mêmes expériences, elles sont martiniquaises et peuvent se comprendre. L’une embraye sur les souvenirs de l’autre et vice versa. Le talent d’Ina Césaire, ici, n’est pas dans la dramaturgie, mais dans la précision documentaire qui fait de cette pièce une formidable œuvre de mémoire, comme l’indique justement le titre.
Dans la nouvelle mise en scène de José Exelis, Mémoires d’îles devient néanmoins du vrai théâtre, un spectacle où si les mots importent, évidemment, ils s’effacent fréquemment au profit des jeux de scène, quelques pas de danse, un chassé-croisé de chaises – chacune ayant en principe la sienne, son domaine propre où l’on peut poser chapeau ou éventail, mais les chaises peuvent se déplacer, se rapprocher, s’éloigner, l’une monter à l’avant-scène tandis que l’autre se replie en arrière, et même, quand un besoin de confidence l’exige, il arrive que les deux femmes s’asseyent chacune sur un bout de la même chaise. Il n’y a guère d’autres accessoires (une bassine pour les pieds lourds d’Hermancia, sa pipe, un panama pour évoquer l’homme aimé) ; c’est suffisant, la magie du théâtre joue ici à plein[ii].
Faut-il préciser que les deux comédiennes, Suzi Singa et Catherine Césaire, se montrent à la hauteur ? Elles ont l’âge du rôle, avec une souplesse que de plus jeunes leur envieraient, à voir comment elles sont capables de rouler sur la scène. Elles ont le bagout de leur personnage. Elles nous étonnent et nous font basculer, comme il convient, entre le rire et l’émotion.
Il serait injuste de s’en tenir là et de ne pas mentionner les autres artistes qui contribuent, chacun pour sa part, à la réussite du spectacle, les vidéos de David Gumbs, la musique de Kali, les lumières de Fred Libar.
Une coproduction de Tropiques Atrium – Théâtre du 6ème continent.
[i] Rappelons la formule traditionnelle de renouvellement des vœux du baptême prononcée lors de la communion solennelle : « Je renonce à Satan à ses pompes et à ses œuvres et je m’attache à Jésus-Christ pour toujours ».
[ii] Pour preuve l’attention sans faille des collégiens présents à la séance à laquelle nous avons assisté.