L’Opéra de quat’sous – version Brigitte Haentjens: Une distribution de premier ordre et un travail corporel sophistiqué
L’opéra de quat’sous de Bertholt Brecht, dans une adaptation de Jean-Marc Dalpé, mise en scène de Brigitte Haentjens.
Brigitte Haentjens nous donne à nouveau la preuve d’une sensibilité créatrice raffinée, quelques mois avant d’assumer officiellement ses responsabilités en tant que directrice artistique du théâtre Français du Centre national des Arts. Le résultat est plus qu’heureux! Après Woyzek , programmé en 2009 (www.criticalstages.org n. 2, 2010) et Tout comme elle (2006), où nous avons bien compris l’importance de son recours aux multiples corps mouvants, stratégie qui souligne l’importance de sa formation chez Lecoq, nous retrouvons non seulement une énorme distribution de premier ordre, mais un travail corporel extrêmement sophistiqué dans L’opéra de quat’sous, que le public à Ottawa a pu découvrir cette semaine.
Cette interprétation de l’œuvre de Brecht, à partir de l’adaptation québécoise de Jean-Marc Dalpé, connu pour son réalisme quasi animal et crasseux, resitue la pièce dans le Montréal des années 1930, tout en évoquant les affaires politiques crapuleuses très actuelles . Le nouveau lieu est tout a fait approprié puisqu’il s’agit d’un « vol » textuel qui correspond au vol qu’a effectué Brecht lui-même. The Beggars’ Opera de John Gay se déroule dans le monde des criminels et des prostituées de Soho, quartier mal famé de Londres au XVIIIe siècle. Brecht, en s’en inspirant, garde le contexte anglais de Soho tout en signifiant, par le dialecte populaire et les références, le monde des bas-fonds de Berlin de la république de Weimar, en pleine déchéance des années 1920 et 30. Aucun problème donc pour retrouver des criminels, des tueurs, des prostitués et des mendiants dans la ville de Montréal de la même période. Ces personnages parlent aussi leur propre langue qui, grâce à Dalpé, devient une nouvelle forme de poésie urbaine.
Le spectacle se rapproche du public canadien sans pour autant affaiblir les techniques brechtiennes de distanciation qui sont au centre de sa création. D’ailleurs, la présence en toile de fond , de la monarchie britannique, la visite du Roi George VI au Canada devient extrêmement ironique dans cette histoire de meurtre, de trahison et de criminalité.
Nous savons que depuis longtemps, Brigitte Haentjens s’intéresse au théâtre allemand dans toutes ses formes, et ici, elle apporte sa vision d’un réalisme critique, marqué par des traces importantes de l’expressionnisme, où une couche d’ironie farouche et de jeu stylisé quasi burlesque par moments, rendent la mise en scène paillarde et croustillante. Elle met en relief les ruptures logiques entre le corps et la parole ce qui est particulièrement astucieux. Les déclarations d’amour, de fidélité et de dévouement se heurtent à la trahison, la vengeance, la dérision, ainsi qu’à la corruption, la crudité et la cruauté. La débauche de Macheath éclaire la naïveté de Polly et la moralité problématique du chef de Police Tiger Brown; le dévouement des mendiants criminels à l’égard de leur chef menteur qui trahit sa femme avec toutes les prostituées du quartier, se transforme en ironie farouche devant les adaptations musicales excitantes, les puissantes voix magnifiquement grinçantes et surtout devant un langage corporel du chœur, à la fois robuste et mou, rythmé et désarticulé, rapide et ralenti. Une chorégraphie spectaculaire qui va de pair avec la férocité des dénonciations sociales actuelles (la corruption des juges, l’avarice des grandes compagnies, des banques – références aux conséquences désastreuses actuelles du capitalisme) inscrites dans le texte de Dalpé/Brecht.
La scénographie d’Annick La Bissonnière permet à tout ce monde de respirer librement. Elle ouvre un grand espace horizontal où les musiciens se trouvent en hauteur alors que le chœur surgit sur les côtés et se défile sur les longueurs. Les prostituées évoluent dans les vitrines rougeoyantes en dessous de l’orchestre tandis que les personnages principaux chantent leurs numéros plus près du public, ce qui donne une ambiance de cabaret et d’opéra populaire à tout le spectacle.
Il y a de nombreux grands moments de la soirée rendus célèbres par la musique de Kurt Weil. Tiger Brown (Marc Béland) chef de police et son ancien camarade de guerre Macheath (Sébastien Ricard) entonnent la fameuse « Kanonensong »,la chanson de la chair à canon, critique féroce de la guerre où la chorégraphie presque clownesque se heurte aux horreurs de la parole où on décrit l’absurdité des tas de chair déchiquetée sur le champ de bataille. La résonance de cette musique de Weill et des paroles de Brecht est toujours aussi puissante. Le « Tango du Souteneur » chanté par Jenny (Céline Bonnier) et les filles fait ressortir tout le jeu parodique de la musique; le duo Peachum (Jacques Girard) et Madame Peachum (Kathleen Fortin) fait frissonner. Girard s’impose par son jeu de père criminel. À son côté, Mme Fortin est une mère Peachum aussi cruelle que séduisante et paillarde, dont la voix somptueuse s’envole vers les tonalités d’opéra, ou plonge dans les abîmes du cabaret populaire mordant. La comédienne nous a émerveillée par la diversité de ses talents!
Sébastien Ricard , un Macheath charmeur et dangereux vole et flotte autour de la scène avec l’aisance d’un danseur mais il est aussi un excellent acteur et un chanteur de grande qualité. D’ailleurs toute la distribution est d’une grande qualité, ce qui est remarquable.
Il est vrai que certaines longueurs deviennent évidentes vers la fin de la soirée lorsque le rythme flanche et on se demande si les dimensions du plateau au CNA y sont pour quelque chose. Il se peut qu’elles rendent les distances à parcourir plus longues, les déplacements un peu plus fatigants puisque les acteurs sont obligés de bouger beaucoup pendant deux heures et demie sans entr’acte.
Mais ce sont des peccadilles dans ce qui est un excellent spectacle. Brigitte Haentjens cerne l’essence de cette œuvre, dans son ironie féroce, par la mise en œuvre de multiples techniques scéniques (cinéma, danse, cirque, mime, clowns, cabaret, opéra comique) et par un sens du grotesque pour évoquer les ambiguïtés, les contradictions, les luttes, les souffrances qui hantent les sociétés de nos jours. On s’amuse, on est émerveillé mais on rit jaune. Voilà ce qui est important.
L’opéra de quat’sous, Centre national des Arts à Ottawa du 28 février au 3 mars, 2012. Il continue sa tournée au Québec.
Alvina Ruprecht