Le reste vous le connaissez par le cinéma : Une leçon mythologique
Le reste vous le connaissez par le cinéma (The Rest Will be Familiar to You By Cinema) de Martin Crimp. Mise en scène et traduction vers le québécois par Christian Lapointe
Créé par Christian Lapointe, à partir de sa traduction de l’œuvre intégrale de Crimp adaptée du texte d’Euripide, Les Phéniciennes, ce spectacle est un délire de grande envergure. Dès les premières minutes du prologue, les artifices théâtrales identifiées dans les séquences filmées de Pasolini (Œdipe ) empruntées par Lapointe mais évoquées déjà dans le texte de Crimp, sont projetées sur un écran au fond de la scène. Le meurtre de Laïos, et surtout les deux frères nés de la relation incestueuse entre Œdipe et sa mère, la belle et glaciale Sylvana Mangano. Elle observe le meurtre de son mari sans la moindre réaction et surtout sans se douter que l’assassin de son propre mari qu’elle épousera, deviendra le père de ses fils Polynices et à Etéocle, dont la rivalité sera à l’origine du drame qui se déroulera bientôt devant nous!
Tous les principaux moments sont évoqués par Pasolini y compris les voyages d’Oedipe qui cherche à résoudre l’énigme du Sphinx. Par ailleurs, l’esthétique scénique évoquée par le déroulement saccadé des images à l’écran à la manière d’un film muet, nous renvoie également au rythme d’une bande dessinée dont les références insolentes et caricaturales renvoient peu à peu à Astérix qui animera rapidement l’esthétique scénique. Le conflit sanglant à Thèbes qui laisse le lieu en ruines, finit par faire disparaître presque toute la famille d’Oedipe à la suite de cette dispute fratricide entre Polynice et Étéocle que Crimp reprend avec brio afin de démolir la logique de la guerre. Dans cette foulée de références et de montages stylistiques les unes plus étonnants que les autres, le spectacle a fini par nous étourdir!
Reconnaissons-le. L’œuvre a un côté didactique fort dont l’ironie puissante ressort immédiatement. En faisant semblant de glorifier ces deux jeunes guerriers, fils à maman violents et enfantins, parfaitement anti-héroïques, toute la création visuelle de Jean Hazel, et verbale de Lapointe dénonce leur aveuglement, et leur incapacité de comprendre ce qui se passe autour d’eux. Le chœur, représenté par 6 phéniciennes sexy, archi-vulgaires, en petite tenue, campées à différents niveaux d’une construction multicolore destinée, dirait-on, aux jeux d’enfants dans un parc. Elles se contentent de répliques fragmentées, vidées de toute logique, se perdant dans le non sens le plus total. Elles confirment l’aveuglement du peuple à la merci des chefs de guerre prêts à sacrifier des vies humaines pour satisfaire leurs ambitions absurdes.
Ces séductrices livrées aux désirs lubriques des soldats, racontent des commérages, encouragent chacun des fils à réclamer son héritage par une guerre fratricide alors que Jocaste (notre « maman chérie » ) fait tout pour éviter le pire. Rien à faire. «l’Horreur de la guerre n’épargne personne », même le jeune Menoecius fils de Créon, mort comme un « homme » en se suicidant. La douleur de Créon est bouleversante et le grand monologue de Tirésias vers la fin de l’oeuvre, transforme le ton de la représentation puisque l’oracle a tout compris même si les personnages ne l’ont pas écouté. Les hommes meurent et les conventions de la tragédie se perdent dans le brouillard de la conflagration.
Commes les collègues de Martin Crimp (Sarah Kane, Mark Ravenhill et des auteurs britanniques de cette génération qui ont beaucoup inspiré le directeur du Schaubühne Thomas Ostermeier) Christian Lapointe se lance joyeusement, lui aussi, dans cette manière de relire les œuvres classiques : le grotesque, l’horreur, la bêtise, et les atrocités cohabitent pour faire ressortir la cruauté monstrueuse de cette hyper-réalité théâtrale.
Il est vrai que Lapointe/Crimp ont retenu certaines conventions de la tragédie grecque et néoclassique française telles que le rôle important du chœur et l’élimination de toute violence physique devant le public, pour assurer la vraisemblance et le « bon goût ». Mais le résultat est tout à fait contraire à la logique classique puisque le « mauvais goût » domine cette œuvre : les costumes dérangent, les couleurs impossibles nous aveuglent, les descriptions de viols, des cadavres découpés en morceaux, des meurtres fratricides, les infanticides et la recette pour arracher la peau des suppliciés afin de réaliser des sacrifices humains en bonne et due forme, dépassent l’imagination . Si l’inhumanité de ces êtres humains se révèle d’une manière encore plus insupportable et nous donne envie de vomir, le résultat de cette leçon contre la brutalité imbécile est impeccable.
Certains monologues sont puissants. La mort des fils d’après le témoignage d’un officier qui annonce la « bonne nouvelle »- puisque les deux camps se renvoient les blessures et les souffrances. Mais vers la fin, on apprend que les deux frères ont hurlé de douleur, plongé leurs épées dans la chaire de l’autre jusqu’à ce que Jocaste grimpe sur les cadavres mutilés de ses fils pour se trancher la gorge. Le choeur sadique des Phéniciennes comparent la mort des deux frères à la confrontation entre deux insects coincés dans un bocal alors que les derniers gestes d’Antigone et de Jocaste devant les cadavres évoquent la mort d’un animal dans un abattoir.
Tout n’est pas divertissant!! . Le texte comme la scénographie nous étourdit par les multiples références, et d’emprunts, les uns plus inattendus et fantaisistes que les autres et pour cela, les voix assourdissantes du choeur, et le grondement de Jocaste et de certains autres personnages, ont pris des proportions insoutenables. Face aux hurlements violents du choeur, la nuance paraissait impossible sauf dans les cas de Tirésias et de Créon dont les monologues émouvants les situaient au-dessus de la mêlée.
Le jeu de Créon (Marc Béland ) a beaucoup frappée. Paul Savoie (Tirésias) le prophète aveugle, incarne la tristesse ” humaine” lorsqu’on annonce la mort de son jeune fils qui ne devait pas quiter la maison sans son couteau. et surtout lorsque Tirésias annonce la disparition de toute la famille d’Oedipe et l’avènement de cette guerre fratricide qui laisse tout le monde indifférent, nouvelle que personne n’écoute.
La mise en valeur des plaisirs sadiques, la joie des corps mutilées serait-elle le signe d’une nouvelle modernité qui balaie toutes les conventions de la scène et qui se débarasse de la logique des personnages. Christian Lapointe s’est bien adapté à la relecture des classiques pour que toutes les faiblesses du passé se mettent en évidence. Par exemple, le choix des répliques relève du metteur en scène puisque les personnages n’ont pas leur propre logique. On dirait même que la langue quotidienne que nous entendons ici rehausse encore davantage l’horreur lorsque que le vocabulaire quotidien et populaire prétend nous faire croire que ces horreurs correspondent à notre réalité “normale” , même si on voit que la “normalité” est une notion extrêmement fragile dans ce contexte atroce. !
Certains monologues sont particulièrement prenants! Le témoignage d’un officier rend la mise à mort d’Étéocle (d’une cruauté rare) et de Polynice extrêmement réaliste . Associé à ce moment tragique, Étéocle et Polynice vêtu d’un fils à maman gâté, et insupportable sont visiblement deux figures anti-héroiques pour faire passer la colère de Crimp. Tout ce clignotant, ces costumes, ces bruitages insuportables, les couleurs crues et presque aveuglantes des accessoires et des costumes chargés de bijoux pour mettre en évidence la préciosité des fils étaient d’un ridicule..qui faisait mal à la tête.
Quant aux traces cinématographiques mentionnées dans le title, à la suite de Pasolini, la soirée se termine par des dessins animés voir des ombres, les âmes mortes qui se projetaient sur le fond de la scène en évoquant un champs de bataille chargé de canons, de blindés et de cadavres.. Des soldats modernes, les traces des armés modernes qui continuent les luttes, les massacres, les tueries, des enlèvements, des atrocités , les meurtres, des bombardements et tous les moyens modernes de la mise à mort collective. Quelle tristesse pour le genre humain qui n,a rien appris depuis les derniers 2 mille ans. Surtout personne n,a su écouter le sphinx, sauf peut-être Martin Crimp et Christian Lapointe.!
Une coproduction de l’Espace Go, Carte blanche et le Théâtre français du Centre national des Arts, Ottawa. Développée avec le soutien du Fonds national de création du CNA.
Théâtre français du CNA 14-17 novembre, Ottawa Canada