Le Dire de Di : la rencontre magique de la modernité et du monde archaïque!
Lors de la lecture scénique de ce texte qui a eu lieu à Ottawa en 20171, nous étions enchantés par les paroles d’Ouellette et la présence d’une comédienne remarquable, la fine et délicate Céline Bonnier dont le visage avait déjà brillé dans l’espace symboliste des productions de Denis Marleau, (Les Aveugles entre autres. ) Cette fois-ci, les intentions du texte semblent un peu différentes alors que la mise en scène fait ressortir la complexité des voix et les sources variées de ce conte moderne qui présupposent le fond d’un monde des origines!
La coproduction du Théâtre français de Toronto et de la Catapulte (Ottawa) met en relief, un rapport spatial un peu trouble, des absences évoquées par la bande sonore d’une très grande qualité expressive et un travail méticuleux du metteur en scène Joël Beddows avec sa comédienne Marie-Êve Fontaine qui cerne la douce poésie du texte.
Nous sommes, en effet, en pleine modernité évoquée par la scénographie composée de cadres superposés qui cernent le trou noir de Malevitch. On devine l’espace de collision de plusieurs galaxies temporelles entre les cadres et le texte d’Ouellette qui nous emporte encore plus loin dans le passé des ancêtres, un monde presque oublié mais évoqué par la voix de la comédienne.
Placée au milieu de plusieurs formes carrées, alignées au centre de l’espace de jeu, la comédienne, dans un premier temps, tourne le dos au public! Dès que la voix « off » décrit la scénographie, Di commence son « dire » passant d’un espace encadré à une voix en constante transformation. Serait-elle un shaman, dont les pouvoirs transformatifs nous rappela Joby Bernabé, le grand « diseur » martiniquais dont la voix exceptionnelle évoque le monde lointain des traditions afro-antillaises?2
« Di » de la même manière, évoque un monde magico-religieux, sorti d’une cosmologie autochtone, l’héritage francophone–amérindien du nord de l’Ontario et le résultat nous fait rêver. Ce passage d’une modernité abstraite vers une réalité ancestrale qui habite la nature et entre en contact avec l’invisible, donne à l’auteur de ces paroles une force de création exceptionnelle. Di (Diane) nous présente sa famille immédiate : ses frères ses sœurs, et surtout la mère Makati dont la vie antérieure, avec son premier mari Paclay et son amant Mario a bouleversé l’ordre du monde. La comédienne n’est pas seulement la voix de chacun des membres de la famille mais la force transformatrice qui puise dans la vie de Makati pour révéler la vérité de cette femme devenue la mère et surtout, pour dénoncer les intrus qui viennent voler la terre familiale.
La voix d’une intruse exceptionnelle, Peggy, se fait entendre au cours de ce « dire » : celle qui fait « danser les hormones de tout le monde », qui permet à la jeune Di de vivre à la fois un éveil sexuel et l’horreur du « Grand Malheur », l’arrivée des monstres qui font saigner la terre en démolissant la forêt.
Rapidement, Marie-Ève Fontaine change de voix et assume entre autres, le récit de la mère Makati qui évoque sa propre genèse. L’assimilation de ces multiples voix assurées par la comédienne met en relief l’ambiguïté de ces présences féminines dans le déroulement du « dire ». Elle passe de la genèse de la mère à sa propre naissance dont les échanges avec les autres membres de la famille se nouent à partir des rituels poético-ancestraux qui ont lieu sur une grande table ou « autel » lieu privilégié de la transformation. Les actes anthropophagiques d’ingurgitation symbolique où la jeune femme est léchée, avalée dévorée jusqu’à ce que ces gestes aboutissent à l’assimilation de toutes les forces vitales en une seule et nouvelle identité.
Di, créateur spécial qui a un oiseau implanté dans son ventre est sur le point d’accoucher d’un nouvel ordre du monde. Cette harmonie écologique donnera lieu à une intensité grandissante des rapports avec Makati et le rapport de Di avec son propre corps, d’où émerge une conscience shamanique, un corps « magique » assimilé à la la totalité de la terre, incarné par une danse de joie effrénée! Toutefois, Di arrive au bout de son ‘dire » par un sens d’impuissance, car même si « la vie du monde est entrée en elle » par l’œuf du rouge gorge qui bouge sans son ventre et annonce cet accouchement de nouvelles relations dans le monde, elle ne peut rien contre la destruction de la terre déclenchée par les forces de la modernité, et un avenir au bord de la tragédie.
Voilà une œuvre exigeante qui propose un jeu scénique extrêmement problématique pour celui qui voudrait cerner la nature transformative de cette jeune présence. Même si cette production fait sentir la poésie du texte, il est certain que le jeu de sonorités, le maniement de la voix et de l’éclairage auraient pu se libérer davantage du travail écrit pour faire rayonner la présence exceptionnelle de la jeune femme d’une manière plus puissante. Le beau travail de Joël Beddows est certainement une première étape d’approfondissement d’un texte qui cache énormément de solutions scéniques mais il est clair que des recherches plus poussées pourraient mener cette vision encore plus loin.
Le Dire de Di texte de Michel Ouellette, mise en scène de Joël Beddows, une coproduction Théâtre français de Toronto et Théâtre la Catapulte; scénographie Michael Spence, éclairages Guillaume Houët; environnement sonore Thomas Sinou; conception gestuelle Marie-Josée Chartier
Au Centre national des Arts 31 janvier au 3 février 2018.
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1, http://capitalcriticscircle.com/le-dire-de-di-ou-la-naissance-dune-petite-crature-mythique/#more-10399 et http://theatredublog.unblog.fr/2017/01/15/le-dire-de-di-texte-et-mise-en-lecture-de-michel-ouellette/
- En 1980, Joby Bernabé débute sa carrière d’artiste professionnel, en déclamant ses premières paroles. Parallèlement, il est chargé de cours à l’Université des Antilles-Guyane, et anime des stages sur l’oralisation poétique. http://www.cultures-outre-mer.com/fr/artistes/joby-bernabe