La Fuite de Mikhail Boulgakov. mise en scène de Macha Makeïeff.
— Par Michèle Bigot pour Madinin-art 16 octobre 2017
Comédie fantastique en 8 songe. Un spectacle de Macha Makeïeff,
La Criée, Marseille, création 2017, 6>20 octobre
Aucun spectacle créé par Macha Makeïeff ne témoigne autant que celui-ci de son double talent de metteure en scène et de plasticienne. La musique (avec une prééminence de l’accordéon) la lumière, les couleurs et les costumes ont fait l’objet d’une attention toute particulière. La scénographie digne d’un opéra, les lumières dont le jeu a été confié à Jean Bellorini, les évolutions chorégraphiques, dessinées avec la complicité d’Angelin Preljocaj, l’ensemble contribue à faire de cette comédie fantastique un spectacle total.
L’inspiration que Macha Makeïeff puise dans l’histoire familiale est tout à fait fidèle à la veine de cette pièce de Boulgakov. Outre qu’on y raconte des histoires similaires, celle de la fuite des Russes blancs en déroute jusqu’aux confins de la Crimée, à Constantinople et en France, l’ambiance rêveuse et nostalgique qu’elle a connue auprès des siens correspond parfaitement à la veine de Boulgakov. Le fantastique, les visions oniriques, le burlesque allié au tragique se répondent remarquablement.
Dans la débâcle de leur fuite les personnages se transforment en spectres. Ils déambulent dans une course hasardeuse et désordonnée, et se décomposent petit à petit : les ex-ministres, chefs des armées, généraux en chef deviennent de pauvres hères affamés qui chantent dans les cours. Les femmes des dignitaires y perdent leur brillant, leur dignité et jusque leur âme. Fiévreux, hagards, perdus, ils offrent une image désolante de cette humanité en transe, arrachée brutalement à sa vie pour prendre le chemin de l’exil. Déracinés et incapables de faire souche, tant ils ont croisé en chemin la cruauté, l’horreur et l’épouvante d’une guerre civile sans merci, où la haine se déchaine avec la même force des deux côtés.
La genèse de la pièce se ressent de cette tourmente historique : commencée en 1926, peu de temps après la fin de la guerre civile, longuement retravaillée, corrigée et réécrite (4 versions) la pièce ne sera jamais jouée du vivant de son auteur. A partir de 1928 il connaît une censure, voire une disgrâce totale. La désillusion et la dépression fondent sur lui et quelque chose de cette amertume se ressent dans sa dramaturgie, déchirée entre ironie, franc burlesque et tragédie. Ses personnages sont torturés ou bouffons: au-delà des tourments de l’âme slave (culpabilité, remords, expiation et nostalgie), l’histoire les marque de son empreinte tragique. Aussi La Fuite, c’est autant celle des Russes blancs hors de la Russie soviétique que celle de Boulgakov hors de l’emprise du totalitarisme, par le rêve, par le chant, par l’écriture. Il est interdit de sortie du territoire et cet étouffement se traduit dans son œuvre. « L’année 1929 aura été celle de mon anéantissement en tant qu’écrivain […..] En mon cœur, je n’ai plus d’espoir. » et encore : « Dans les vastes espaces des Belles-Lettres russes, j’ai été en URSS le seul et unique loup de la littérature. On m’a conseillé de teindre mon pelage. Conseil inepte. Qu’un loup soit teint ou bien tondu, il ne pourra, quoiqu’on en ait, ressembler à un caniche ». dit-il dans une lettre à Staline datée de mai 1931.
Cette comédie grinçante et hallucinée témoigne de la profondeur de son désespoir. Un vaudeville piégé dans la folie meurtrière, telle est cette pièce inclassable autant qu’intemporelle. Pour proposer la toile de fond de la défaite sanglante des armées tzaristes, elle n’en conserve pas moins le caractère universel d’un drame humain, celui des êtres pris dans la tourmente de l’histoire, prisonniers du chaos. Frénétique, dramatique, hallucinée, drôle parfois, grinçante toujours, le pièce est merveilleusement servie pas une mise en scène très artiste, où l’esthétique est au service du drame humain. La troupe des acteurs est absolument remarquable : histrions, spectres, femmes hystériques et hallucinées, soldats sanguinaires, amoureux désespérés, tous sont joués avec maestria : souples, articulés, excessifs, clownesques, tragiques et justes, ils exécutent toute la gamme des postures humaines avec un entrain et un rythme époustouflants. Mentionnons en particulier Alain Fromager, Thomas Morris, Vincent Winterhalter, Vanessa Fonteet tous les autres, à la fois musiciens, danseurs, équilibristes et interprètes. Il n’en fallait pas moins pour réussir cette harmonie diabolique.
En ce mois d’octobre 2017 où on célèbre le centenaire de la révolution d’Octobre, il n’est pas mauvais que surgisse la voix des grands écrivains emportés dans la tourmente : on peut, par exemple, écouter les poétesses Marina Tsvetaïeva et Anna Akhmatova.
Michèle Bigot
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