Des Femmes de Wajdi Mouawad: Pas Encore la Grande Oeuvre Espérée
Festival d’Avignon 2011
Des Femmes texte et mise en scène de Wajdi Mouwad, d’après Les Trachiniennes, Antigone et Electre de Sophocle, traduction de Robert Davreau.
Des Femmes était déjà, bien avant son arrivée à la Carrière de Boulbon, au centre des controverses artistiques et morales. La presse a traité la question; nous préférons donc ne pas l’aborder ici. Cantat n’était pas à Avignon en personne mais nous avons entendu ses chants et ses récitations enregistrées, accompagnés par ses musiciens en scène et nous avons compris immédiatement les raisons du choix de Mouawad: cette voix d’outre-tombe, sortie d’un monde archaïque, a capté les hurlements des dieux, les pulsations de la terre, les rugissements des créatures mythiques.
Et on avait du mal à imaginer l’œuvre sans Cantat et ses musiciens !
Ils ont écrasé les comédiens et dominé la première partie: Les Trachiniennes , qui était, en fin de compte, la partie la plus faible de l’ensemble. Nous attendions beaucoup de Sylvie Drapeau en Déjanire, l’épouse trahie et déspérée d’ Héraclès qui tue son mari accidentellement. Sylvie Drapeau est une des grandes vedettes de la scène montréalaise mais elle s’est révélée très décevante. Une voix chancelante, un corps mal à l’aise et un jeu qui n’était pas encore clair, le reflet d’une mise en scène qui a profondément déstabilisé ce premier épisode et créé l’impression dès le départ, que le travail scénique n’était pas encore terminé.
Beaucoup de critiques (publiées et captées au hasard des rencontres) insistaient sur la fait que Wajdi Mouawad n’a pas suffisamment exploité l’espace magique de Boulbon et ses grandes falaises qui dominent les gradins où se tenaient les 900 spectateurs de la première.
La mécanique du décor d’Emmanuel Clolus, a surtout été conçue en fonction des théâtres européens et canadiens qui allaient recevoir le spectacle et il ne pouvait adapter sa scénographie à un tel espace. Malgré la beauté évidente de Boulbon, c’est plutôt un carcan qui a dû beaucoup peser sur leur travail et nous nous demandons pourquoi ils ont accepté d’y jouer, étant donné tous ces obstacles.
Dans cette perspective, la faiblesse générale des comédiens (à quelques exceptions près) et l’inégalité du travail de Mouawad avec eux, sont beaucoup plus graves : on déplorait ces voix qui n’avaient ni la force ni la profondeur d’expression nécessaire pour cerner le monde tragique de Sophocle.
Si Antigone a le mieux passé la rampe c’était surtout grâce, non seulement à la musique, et à la voix bouleversante de Cantat , mais aussi au jeu mûr et puissant de Patrick Le Mauff dont la présence a fait vibrer la scène tout en faisant ressortir les faiblesses des autres comédiens.. Mouawad a conçu le jeu des deux protagonistes sur deux régistres : Antigone (Charlotte Farcet) était un être encastré dans la terre qui bougeait comme une statue sculptée dans une matière inflexible, un corps qui incarnait sa vision de la justice à laquelle elle s’est vouée en enterrant son frère. L’idée était louable mais bien au-delà des possibilités de la comédienne qui n’a pas pu s’imposer à côté de Le Mauff, dont le jeu réaliste correspondait parfaitement à celui du grand patron politique intransigeant et grand meneur du monde des mâles qui l’entoure. Le résultat était une rencontre manquée entre deux comédiens qui n’étaient tout simplement pas des acteurs du même calibre.
Même impression dans la première partie d’Electre. L’exposition- la longue rencontre entre Sara Llorca (Electre ) et Anne-Marie Perron (le Coryphée) …rôle peut-être destiné à Cantat?- était le moment le plus gênant de la soirée. La monotonie des voix désarmante. Par ailleurs, Sara Llorca avait tendance à hurler mais, au moment du retour d’Oreste, (joué par Samuel Côté qui n’a pas toujours déçu), la comédienne s’est alors réveillée et s’est lancée corps et âme dans cette merveilleuse orgie des retrouvailles.
Ici Mouawad a capté une explosion de joie brutale et presque incestueuse. Electre, à moitié nue, s’agrippe au corps de son frère ,et tous deux plongent dans un énorme tonneau d’eau, éclaboussant toute la scène. L’émotion était barbare, brutale, violente et terriblement bouleversante.
Quant à Antigone (Charlotte Farcet) elle s’est aussi donné à un moment de délire frénétique. Son corps, libéré de la parole s’exprime merveilleusement bien, surtout quand cette libération s’accompagne de la musique de Cantat. La comédienne se lancent dans un rock endiablé en mimant des hurlements muets, devant les vieux qui croient l’avoir réduite au silence en décrétant sa mort. Le metteur en scène a bien cerné des pulsations de la révolte archétypale d’une jeunesse, surtout leur contestation violente face à une société menée par les puissants et les vieux. Déjanire est un cas à part, de par sa situation de mère et de femme mûre, mais Antigone est, elle, assoiffée de la justice des dieux, Electre possédée par son besoin de vengeance : voici les deux présences qui ont interpellé l’imaginaire de Mouawad. Toutes les deux se vautrent dans la terre, la boue, peut-être même des excréments, pour souligner l’intransigeance des dieux. Ces images sont très puissantes mais l’émotion provoquée par cette créativité visuelle et corporelle n’est ni soutenue ni toujours heureuse.
Wajdi insiste sur cette nostalgie de jeunesse en interrompant les dénouements tragiques par des moments de fantaisie ludique qui ne réussissent pas toujours. Nous étions touchés par la folie poétique de Créon, qui croit voir le mariage d’Antigone et de son fils après leur suicide. En revanche, l’apparition d’ Héraclès enveloppé de pansements et ensuite en cadavre- pur kitsch- affreusement brûlé, nous met devant un absurde « retour de la momie ». Cette scène devrait disparaitre. Nous sommes ballotés entre des moments de génie et des moments d’ennui dans un spectacle dominé par la musique et la voix de Bertrand Cantat, par le jeu de Patrick Le Mauff , et par un projet scénique qui cherche à créer des archétypes d’un jeunesse révoltée mais où un excès de sympathie de Mouawad pour cette jeunesse, semble avoir brouillé son jugement artistique..
La grande œuvre viendra mais elle n’y est pas encore…
Texte pubié pour la premère fois sur le site www.theatredublog.unblog.fr, 26 juillet, 2011