ÉCUME d’Anne Marie White: Il faut respirer profondément, en se laissant emporter par la beauté de la scène
Les cultures des peuples qui vivent près de la mer recèlent des figures mythiques issues des grands récits marins. En fait, dire qu’Homère, La Sagouine et Anne Marie White se côtoient, n’est pas tout à fait farfelu. L’auteure de ce texte qu’elle a aussi mis en scène, est originaire de l’Acadie, lieu où les chanteurs de la mer transforment les récits folkloriques en poésie visuelle et orale. L’Écume se situe à la confluence de plusieurs instabilités : celle du monde liquide qui noie ses secrets, celle des identités changeantes qui occultent des vérités indicibles. L’œuvre devient une sorte de quête « locale » qui se transforme en questionnement poétique de toutes nos certitudes quant à la nature du corps et quant aux rapports humains, minés sans arrêt par l’inattendu, l’incertain, l’inconnu.
Au départ, Écumes est une histoire d’amour entre Morgane, une fille jeune et belle, et Émile, un beau garçon « raisonnable » et sérieux. Les liens entre les jeunes amoureux sont sensuels, physiques, voir magiques. Dès la première rencontre c’était le coup de foudre.
Toutefois, un mystère entoure cette petite femme, qui se dit « poisson » puisqu’elle est attirée par l’eau. Elle communique sans arrêt avec sa mère Simone, morte depuis longtemps mais toujours présente dans les temporalités qui englobent l’espace scénique et nous renoue avec le monde du conteur. Simone observe sa fille, elle communique avec elle et la petite ne peut se libérer de l’appel de la mère car il y a tant de choses que sa mort de cette mère n’a pas résolues.
L’œuvre est structurée par plusieurs dialogues parallèles dans le temps : Émile dialogue avec son psychologue pour s’assurer un ancrage dans la vie « matérielle et réelle » alors que Morgane passe entre le présent et le passé à la recherche des explications sur la mort de sa mère, l’identité de son père, sur les disparitions multiples et les secrets de famille. Et tout se passe dans cette temporalité brouillée entre un présent trouble et un passé qui n’en finit pas.
Alors que les allusions s’accumulent sur l’élément liquide, sur les poissons, sur la vie aux profondeurs de la mer, sur les disparitions, les morts inexpliquées, une vie qui révèle néanmoins une famille libérée de tous les contraintes habituelles qui gèrent le monde quotidien puisque justement l’élément instable ouvre toutes les possibilités. . Émile est de plus en plus perplexe mais nous, le public, nous découvrons peu à peu, grâce à une mise en scène très fine, les complexités d’une vie touchée par le merveilleux, d’où la jeune femme ne peut plus se soustraire.
Le parterre de la scène est recouvert d’une toile d’un bleu lumineux où les personnages se promènent, s’amusent, se roulent et s’expriment librement. À la fois surface où on se déplace, piscine ou on plonge, le bord de la mer où on patauge. Les images scéniques créent cette merveilleuse poésie de l’instable d’où j’attendais l’arrivée de Morgane en Sirène, prête à emporter son amant dans les flots. Mais tel n’était pas le cas.
En effet, Écumes est plus complexe et les jeux visuels mettent en relief les explications sur la mort de la mère et, le sort réel du père, les unes plus poétiques que les autres. Et puis un personnage étrange émerge. Long, mince, androgyne, un jeune homme enlève son manteau comme un reptile se débarrasse de sa peau et révèle une présence féminine, une voyante, une confidente, celle qui reçoit les troublés, une forme difficile à cerner mais autour de laquelle la mort de la mère se reconstitue et s’explique. Un récit devenu quasi allégorique où ces présences inattendues se transforment au gré des vagues et s’évaporent comme l’Écume à la surface de l’eau. L’image révèle une nostalgie très puissante face à la possibilité d’une nouvelle forme de vie, une vie sans contraintes, symbolisée par la fluidité de la mer, par l’aisance avec laquelle les peaux s’envolent, par la manière dont les rapports secrets entre les êtres humains et les créatures de la mer semblent s’engager. L’Écume serait le principe de transformation, la matière qui ouvre la voie vers la possibilité d’une liberté inouïe.
Cet idéalisme quelque peu naïf assorti d’un utopisme joyeux est un hymne à une nouvelle forme de transcendance. Cette œuvre résolument poétique, examine le mystère de notre existence, l’absence de repères et le brouillage du temps qui ne fait qu’alimenter le secret des corps. Il faut respirer profondément, en se laissant emporter par la beauté de la scène. Pour le reste, on est libre d’en penser ce qu’on en voudrait. Je suis sure que l’auteure n’en aurait aucune objection.
Écumes passent au théâtre de la Nouvelle Scène, Ottawa, jusqu’au 30 octobre. 2010.
Compte rendu d’Alvina Ruprecht