Construire le mur (Building the Wall) de Robert Shenkkan
. Publié le 6 décembre sur www.theatredublog.unblog.fr Paris
Cette pièce dont l’auteur américain, qui a obtenu de nombreux prix (Tony et Pulitzer), a aussi écrit des scénarios pour le cinéma et la télévision aux États-Unis. Construire le mur qui a tourné aux Etats-unis vient de terminer sa création canadienne à Ottawa et le public s’y est précipité; les œuvres de ce genre sont en effet rares chez nous! Depuis l’arrivée de Donald Trump au pouvoir, l’image du mur est devenu le symbole de son projet politico-idéologique : une construction qui enferme, interdit, exclut, rejette, isole, sépare. La pièce montre, avec une simplicité désarmante, notre glissement, presque imperceptible, vers une absence de conscience, une indifférence qui aboutit à la normalisation et la légitimité des gestes les plus horrifiants.
Rick, (Brad Long) est en prison aux États-Unis en 2019 dès la mise en place d’une structure pour assurer une «solution finale» qui se débarrassera des nombreux indésirables dans les prisons, à la suite des lois sur les exclusions et les interdictions. Rick un employé de l’état, avait en effet participé à des mises à mort. Sur scène, Gloria, une chercheuse universitaire (Cassandre Mentor), l’interroge pendant soixante-quinze minutes, pour comprendre ses motivations. Au départ, ayant accepté les idées les plus étroites de l’état : interdire l’arrivée des illégaux et des étrangers « qui prennent notre travail », il s’est enfin retrouvé pris dans un engrenage de violence dont il ne pouvait plus sortir. Il trouve toujours une justification logique à ses choix mais quand cette logique a abouti à l’horreur officiellement sanctionnée par l’état, il était trop tard !
Le texte, sans être très subtil (nous comprenons rapidement ce qui va se passer), révèle l’évolution de ces politiques mises en place par des Etats totalitaires pour exterminer des opposants réels ou supposés tels. Un processus bien connu ! L’auteur s’inspire d’exemples récents comme ceux des sociétés chilienne, allemande, voire française pendant l’Occupation allemande. Un discours habituel dans les cinémas de ces pays et un dénouement facile à prévoir ! Mais cette fois, il s’agit des États-Unis qui vit actuellement les premières étapes de la transformation d’une société foncièrement démocratique en une sorte de camp de concentration. Et tout se passe sans que les habitants se rendent vraiment compte de ce qui leur arrive.
Le plus bouleversant : la manière dont l’auteur montre, sans la moindre ambiguïté, l’effrayante naïveté de Rick : il ne cesse de répéter qu’il n’y pouvait rien, puisqu’il n’avait personnellement aucun autre choix. Exposé à une vision du monde qui légitime toute forme d’exclusion, qui nourrit la peur, la méfiance et qui rend raciste sa population, les habitants, dont Rick devient le porte-parole irrécupérable et symbolique, deviennent des robots que les politiques peuvent facilement manipuler. Rick pris dans un piège est convaincu qu’il n’a aucune responsabilité !
Le jeu de Brad Long, d’une extrême finesse, apporte beaucoup à cette pièce qui aurait pu finir par une confrontation manichéenne. Il a un langage corporel, à la fois soumis et agressif, et ses yeux semblent trahir des éclairs de douleur : il nous incite à sympathiser avec ses hésitations et son apparente impuissance : il se demande même si la politique d’extermination ne va trop loin! Avec ce personnage rendu encore plus choquant grâce à ces nuances, Robert Shenkkan a créé le portrait d’un monstre qui était au fond, un homme tout à fait normal. Et sans doute le plus inquiétant : on sent ici que des traces de cette folie reposent aussi dans chacun de nous!
Ce portrait glace le sang: il nous fait comprendre que le « mur » du titre n’est pas seulement une structure en fer et en béton mais une présence psychologique et qu’il prend possession de notre conscience, pour produire des créatures obéissantes incapables de voir ce qui se passe autour d’eux. Ce grave avertissement nous frappe de plein fouet et nous incite à la vigilance. Mais trop tard! Aux Etats-Unis, le mal est déjà en marche et ceux qui partagent le monde de Rick, comme nombre d’Américains moyens, ne pourront plus revenir en arrière !
Le spectacle, produit par le Théâtre Horseshoes & Hand Grenades, a été joué au théâtre Gladstone à Ottawa, du 28 novembre au 3 décembre.
Mise en scène Sean Devine
avec Brad Long et Cassandre Mentor