Calme de Lars Norén: Scènes de la vie de famille suédoise au Théâtre Nanterre-Amandiers, février, 2012.

Calme de Lars Norén: Scènes de la vie de famille suédoise au Théâtre Nanterre-Amandiers, février, 2012.

Lors d’un entretien avec l’auteur dramatique suédois[2], Jean-Louis Martinelli, directeur artistique du théâtre Nanterre-Amandiers et metteur en scène de Calme, évoque sa découverte des pièces de Norén, une vingtaine d’années plus tôt : « J’avais lu tout le cycle de ses premières pièces où il parle de la famille bourgeoise suédoise, de la névrose familiale, des mères absentes qui communiquent avec leurs enfants par téléphone, du rapport à l’inceste. Quelque chose me frappait déjà dans cette écriture : le sentiment qu’elle procède par accumulations successives, par couches, [mais] qui ne nous donne jamais de résolution mais plutôt l’épaisseur d’un conflit interne et interpersonnel. »

Calme (Stillheten, 1984), déjà la troisième création d’une œuvre de Norén par Martinelli[3] tirée de ce premier cycle de sa dramaturgie, constitue la dernière pièce d’une trilogie[4] qui décortique et expose les couches problématiques des relations familiales et nous montre surtout que le metteur en scène a un rapport très intime avec ce monde troublant de l’auteur.

Autant la mise en scène raffinée et délicate de Martinelli m’a charmée et étonnée, autant les propos de l’auteur m’ont bouleversée. Heureusement, la tension entre ces impressions antagonistes est résolue par le dialogue parfaitement maîtrisé entre le décor poético-hyperréaliste, le jeu passionné, et la névrose des personnages dont les rapports sont parfois comiques mais surtout d’une dureté insupportable. Il est certain que le travail de Martinelli et son équipe artistique a cerné toutes les subtilités psychologiques qui font vibrer les rapports difficiles entre ce couple âgé (Ernst et Lena) et leurs deux fils adultes (John et Ingemar), enfermés dans la solitude d’un hôtel sur une île isolée. Bergman semble tout à fait dans le paysage ainsi qu’Eugène O’Neill voire Tchekhov si on écoute bien les dialogues qui souvent font allusion à un texte qui n’est jamais assez explicité.

Dans ce vase clos de consciences tourmentées, les fils et le père attendent que la mort emporte Lena. On devine même que sa disparition serait à la fois une libération et une tragédie existentielle, une manière de retrouver la vie hors du piège familial où ils s’étouffent tous, rongés par les haines, les frustrations, les jalousies, les désirs inassouvis et surtout les passions indicibles qu’ils ont du mal à gérer. Si cette entité familiale a pu survivre, c’est surtout parce que chacun a appris à jouer le personnage qui correspond aux attentes des autres, tout en sachant que ce jeu cache ce qui est inavouable. Dans cet abîme familial, la tragédie tient au fait qu’ils sont pris dans le cauchemar de rapports, bâtis sur des faux-semblants, qui empêchent tout rapprochement authentique entre eux.

Le décor confirme ce monde de solitude. On aperçoit d’abord un espace hyperréaliste, éclairé par la lumière de l’aube qui dessine des formes angulaires à travers la grande salle de l’hôtel, où le travail de Jean-Marc Skatchko (lumières) et Gilles Taschet (scénographie) incarne l’absence, voire le manque, un paysage d’âmes dans la tristesse d’une séparation constante que tout le travail scénique met en avant.

Les premiers moments du spectacle, en forme de prologue, se déroulent à l’aube, sur un décor sans acteur. Nous voici devant un paysage familial qui, paradoxalement, ressemble à une nature morte. Une salle à manger dressée pour les clients est éclairée par une fenêtre qui donne sur une terrasse vide, une plage vide et une mer immobile qui s’étend à perte de vue. Au milieu, un grand escalier d’une élégance stérile s’ouvre vers une petite salle de séjour où la famille se réunit et vers des espaces plus intimes de la maison. Les sonorités d’une musique de jazz (Gershwin entre autres), des voix chaudes qui chantent l’amour, nous arrivent comme des plaintes lancées par les fils abandonnés dans cette maison « mortuaire ».

Ainsi commence ce quintet de voix puisqu’il faut y compter celle de Martha, la bonne, qui fait des apparitions sporadiques, juste le temps d’exciter le jeune fils et rejeter ses avances, quand il réussit à la coincer sur la table à repasser.

C’est dans un de ces petits espaces sous l’escalier, baigné d’une lumière orange, que Lena (Christiane Millet), la mère mourante, s’installe seule avec sa maladie et se distancie de son propre personnage, pour nous livrer un monologue sur sa douleur, que seuls les spectateurs ont le droit d’entendre. Pour la première fois, elle assume sa peur et s’adresse directement à la maladie alors qu’elle cache sa souffrance de la famille en continuant d’agir comme si de rien n’était. Et voilà que la comédienne (Christiane Millet), avec beaucoup d’élégance et de retenue, glisse doucement dans la peau de la mère moribonde qui refoule toute émotion devant les autres. De son côté, le fils, interprété par Alban Guyon, arrive à nous expliquer, très péniblement, les fantasmes, les désirs inavouables que la mère provoque chez lui, signe de son profond besoin d’amour et d’une honte qui le traque et le désespère. Dès lors, nous comprenons sa haine du père et ses frustrations à l’égard de l’ensemble de la famille qui ne comprend pas la source de ses pulsions agressives et autodestructrices caractérisant sa vie d’artiste non-conformiste. L’acteur Alban Guyon somatise merveilleusement le jeu de ce fils cadet qui n’ose pas avouer les raisons de sa souffrance, et prolonge la tragédie de sa vie dans une tentative de suicide avorté. Tout est échec, tout finit mal.

De son côté, Ingemar, le fils aîné (Nicolas Pirson), gère aussi un ensemble de relations troubles avec son petit frère (agacement, frustration, cynisme, jalousie), son père et sa mère. Le personnage devient par moments celui qui prend la relève d’un père impuissant dont il est aussi jaloux, qu’il méprise mais, en fin de compte, qu’il aime. Pirson a réussi merveilleusement à passer d’une conscience du corps (rires cyniques et coléreux) à une affectivité intériorisée qui sous-tend son effondrement nerveux aux côtés de la mère lorsqu’il se laisse aller sur les genoux de Lena puisqu’il sait qu’il ne saurait vivre sans elle. Heureusement, les deux acteurs qui jouent les fils évitent le pathos tout en étant pris dans le conflit œdipien par rapport à la mère, mais leur rapport avec le père est d’autant plus troublant parce qu’ils le méprisent, tout en sachant qu’ils sont incapables de ne pas l’aimer.

Quant au père, alcoolique, criblé de dettes, source des moments comiques plutôt pathétiques et pénibles, lui non plus ne peut confronter cette femme moribonde. Lorsque la mère retrouve le père seul dans la salle à manger pour lui signaler une tendresse qu’elle avait presque oubliée, le père ne peut supporter ces gestes d’affection et il se retire dans la cave pour se saouler, loin du regard moralisateur de ses fils qui ne sont pas dupes du tout.

Déjà, cette première conversation téléphonique du père (Jean-Pierre Darroussin), qui cherche désespérément de l’argent pour éponger ses dettes, annonce les faiblesses du personnage et son incapacité à gérer sa famille. L’acteur excelle à composer un corps qui semble s’écrouler de l’intérieur. Le dos courbé, le geste flou, les yeux fuyants, une voix chantante dépourvue d’énergie vocale qui fait résonner son impuissance, apportent une étrange poésie au texte. Ses réponses deviennent des mélopées de phrases, des incantations vides qui perdent leur signification langagière à force de se répéter, signes d’une fatigue vitale que la mise en scène capte si bien.

Dans ce vase clos, où les sources d’angoisses profondes sont occultées, les misères ne sont pas avouées, la mère, condamnée au pire, ressent le besoin de s’en aller mourir à l’air frais loin de ce fils qui tente de se suicider, loin de l’autre fils qui s’écroule en larmes devant elle, et loin du père qui s’évade dans l’alcool comme un lâche, loin de toute cette famille qui l’empêche de respirer.

La pièce est dure, mais le jeu raffiné et tous les éléments de la mise en scène inspirent une énorme fascination. Heureusement, le spectacle ne nous transforme pas en voyeurs. Au contraire. Puisque le personnages nous tiennent au courant de leurs pulsions les plus secrètes, le quatrième mur s’évanouit et nous devenons complices de cette vie qui n’est sûrement pas trop éloignée de la nôtre. Une œuvre à découvrir, une mise en scène à savourer.


[1] Alvina Ruprecht est professeur émérite de l’Université Carleton et actuellement professeur adjoint au programme d’études théâtrales de l’Université d’Ottawa. Elle est critique de théâtre à la Radio nationale du Canada (services anglais et français), et membre cofondateur de l’Association régionale des critiques de théâtre de la Caraïbe. À part ses recherches et ses nombreuses publications universitaires, elle contribue à différents sites de critique théâtrale dont www.madinin-art.net(Martinique) et www.theatredublog.unblog.fr(Paris), www.scenechanges.com(Toronto) et www.capitalcriticscircle.com(Ottawa).

[2] Entretien entre Jean-Louis Martinelli et Lars Norén, extraits présentés dans les documents de presse du Théâtre Nanterre-Amandiers, tirés du livre de Jean-Louis Martinelli, Aller/Retour, Actes Sud-Papiers. Collection Le Temps du Théâtre, 2012.

[3] Martinelli avait déjà créé deux œuvres de Norén : Kliniken( Crises) en 2007, et Détails en 2008.

[4] La triologie est composée de : La Nuit est mère du jour, Le Chaos est voisin de Dieu, et Calme d’après la traduction du suédois de Camilla Bouchet.

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