À Bussang, la nécessaire transgression de Suzy Storck.
De Magali Mougel : « Suzy Storck » et «Lichen »
De tous les spectacles vus cet été, il me restera indélébile, comme un souvenir stupéfait, les images, la colère et les mots de « Suzy Storck », une pièce écrite par Magali Mougel, jeune dramaturge rentrée au bercail après diverses pérégrinations. Bien lui en prit puisque Simon Delétang a choisi de la mettre en lumière, aux côtés de Calderón de la Barca, renouant par-delà le temps avec la « tradition Pottecher », qui voulait voir chaque année en ce théâtre une production dramatique du cru. Mais non content d’assumer la mise en scène, le directeur du Théâtre du Peuple a décidé d’être présent sur le plateau, aux côtés de ses trois acteurs incarnant Suzy, sa mère et son mari, pour y tenir à lui seul le rôle du chœur. Grave et noir choryphée de lui-même, et sans émotion apparente mais adoptant le ton, la posture et le costume sombres de la tragédie, il commente les faits, guide notre appréhension et notre compréhension de l’histoire.
Car Suzy Storck, personnage éponyme, est bien l’héroïne d’une tragédie ordinaire, mais qui n’a de banal que l’apparence. Sur la scène une machine à laver, mobile, dont seront extirpés quelques éléments de costume nécessaires à la figuration, et dont la présence se justifiera d’autant mieux que Suzy à un moment déclarera n’être pas cet appareil ménager, symbole du rôle auquel on voudrait la contraindre. Le terril de linges colorés dressé côté cour n’en semble que plus cohérent, qui deviendra aussi la couche où accrocher, se donnant le dos, le couple de Suzy et Hans Vassili Kreuz embourbé dans son incompréhension et son impossibilité nocturne à communiquer.
Il suffirait pour évoquer le drame de Suzy, de rappeler les moments chorégraphiés, l’un disant le bonheur éphémère de la découverte, le désir d’abord sexuel né un soir de danse, l’autre désarticulant le corps bientôt désillusionné et revenu de son court voyage en amour. La tragédie de la Femme, c’est ici un lent glissement dans le quotidien, un enfermement progressif auquel d’abord on n’a pas pris garde, et le piège à la dernière grossesse se referme sur celle-ci qui aux exigences d’une société masculine a sacrifié ses rêves, ses désirs profonds, ses ambitions pourtant raisonnables et légitimes. Sur celle-ci qui n’a pu éclore ni devenir elle-même, papillon enfermé à son corps défendant dans un corset de conventions surannées, ces contraintes si impérativement rappelées par la figure maternelle. Sur celle-ci dont les nom et prénom seront souvent redits, Suzy Storck, comme pour rappeler cette recherche d’une identité qui lui est refusée…
Il est dans cette création des moments où le spectateur frissonne devant l’insoutenable cruauté. Je dirai pour ma part cette scène où la recruteuse — et d’être seulement une voix off rend son discours plus glacial encore — pousse Suzy dans ses retranchements jusqu’à lui faire proclamer haut et fort que non, elle ne veut pas d’enfants, elle veut seulement un travail. Je dirai les mots de souffrance de la jeune femme tenue d’allaiter son dernier nourrisson, et ce en dépit de gerçures si douloureuses aux seins. Je dirai aussi les mots lui venant en réponse, impitoyables et amers, les mots de l’époux qui ne veut, ou ne peut rien comprendre. Peu à peu mais inéluctablement, on s’achemine vers une issue fatale, et si beaucoup ont cité la Médée du théâtre antique, j’ai davantage songé, en raison de la modernité du thème et de son traitement, au couple tragique de ce film de Scorsese, Shutter Island.
La bande-son électrisante, les éclairs de lumière stroboscopique, le choix d’un jeu frontal, la posture de résistance de Suzy face à nous solidement campée sur ses deux pieds écartés, la puissance et la violence de l’actrice, sa capacité à jouer le déchirement, l’écartèlement de l’âme, du cœur et du corps, tout nous appelle, nous émeut, provoque un bouleversement salutaire ! Et la pièce se referme en nous pour y demeurer, pour y mûrir, comme se referme la prison banale des jours sous la forme de ce plafond blanc suspendu qui vient se rabattre devant Suzy. Mater Dolorosa en son voile bleu, victime et non coupable, telle sera la dernière vision que donnera de son personnage le metteur en scène-comédien-chorégraphe Simon Delétang, vision transcendée par le Stabat Mater de Pergolesi qui s’élèvera sous la voûte de la salle.
Mais aux journées estivales du Théâtre du Peuple de Bussang, il y a aussi, cerise sur le gâteau, les Impromptus de treize heures, dont le programme se révèle au jour le jour, et qui nous réunissent à l’ombre des grands arbres, sur des transats étiquetés « Télérama » pour les plus prompts, sur de simples bancs de bois pour les plus lents à sortir de la blanche douceur des draps !
De mes Estivales 2019, je n’oublierai pas davantage que Suzy la lecture à laquelle j’ai pu assister — ce bonheur ne nous est permis qu’en fin de semaine, hélas ! — puisque ce jour-là c’est Magali Mougel en personne qui nous offrait une première mouture de sa nouvelle œuvre en gestation, «Lichen », un texte où l’on reconnaît sa patte si singulière, son goût du décalage chronologique épousant les méandres de la mémoire, sa volonté de faire progresser le récit par répétitions, reprises et anaphores.
Levée sur l’estrade, elle nous fait donc lecture d’une première et trop courte partie. Où l’on voit se nouer se dénouer les rapports qui se tissent entre père et fille quand s’éloigne la mère, troisième figure de la cellule familiale. Où le cadre est cette ville du Nord, Lens où sévit le chômage, et plus précisément ce quartier nommé « Ilôt Parmentier » : les promoteurs immobiliers comme les édiles prétendent créer là une ville nouvelle sans souci des conséquences pour la population, ni des dommages afférents. Ce morceau d’histoire inédite, à nous donné comme en cadeau, s’arrête quand certains représentants des concepteurs du projet entrés dans la cuisine, et devant le café qu’a préparé le père, se voient par ce dernier opposer une fin de non-recevoir : il n’accepte pas de quitter sa maison, ce quartier déjà déserté par d’autres, où des premières tôles couvrent des façades, il se veut épine dans le pied des promoteurs… Nous n’en saurons pas pour l’instant davantage, mais attendrons impatiemment de pouvoir entrer plus loin dans le récit ! Et puisque Magali Mougel fille des Vosges et de la terre nous confie être allée sur le terrain, arpenter la région, rencontrer les gens ou même assister à des réunions d’architectes, nul doute qu’une fois encore son œuvre prochaine dira avec force et fougue un peu de notre monde, de ses blessures, de ses iniquités et de ses imperfections ; nul doute qu’une fois encore elle saura faire bouger les lignes !
Une voix est née, qui ne s’éteindra plus, celle d’une jeune femme audacieuse, intelligente et investie, qui je n’en doute pas donnera beaucoup d’elle-même et de nous, au théâtre de ce début de siècle ! Merci à Bussang de nous l’avoir fait entendre !
« Suzy Storck » : Avec Marion Couzinié (Suzy), Françoise Lervy (la mère), Charles-Antoine Sanchez (le mari), Simon Delétang (le chœur).
À noter : la pièce fut créée à Londres en 2017 par Jean-Pierre Baro, reprise ensuite à Rennes au TNB.
À voir au Théâtre du Peuple de Bussang jusqu’au 7 septembre 2019, du mercredi au samedi à 20 heures.
Fort-de-France, le 29 août 2019
Photo Paul Chéneau