Une vie pour deux: le spectacle le plus durassien d’Evelyne de la Chenelière

Une vie pour deux: le spectacle le plus durassien d’Evelyne de la Chenelière

Une-vie-pour-deux_EspaceGO11-12-photo-Caroline-Laberge_012

Photo. Caroline Laberge,  Evelyne de la Chenelière,  Jean-François Casabonne, Violette Chauveau

Une œuvre troublante dont la trame s’inspire du roman de Marie Cardinal (Une vie pour deux), mais dont le style théâtral semble nous renvoyer à l’univers langagier et dramatique de Marguerite Duras. Un couple, Simone et Jean, passe leurs vacances en Irlande, pays des brumes, des fantômes, des revenants. Ils découvrent le cadavre d’une inconnue sur la plage, encastrée dans le sable, comme un fossile qui cache des secrets. De beaux effets de lumière aquatique transforment le sable en tombeau liquide et installe une étrange magie sur ce monde d’obsessions. . Tout d’un coup, nous voilà en pleine relation triangulaire tâchée de transgressions qui hantent le couple « durassien »  (le Ravissement de Lol V. Stein, L’amante anglaise).

Simone veut savoir plus au sujet de cette « charogne » impudique, impertinente qui l’attire et le dégoûte. Sa manière devient agressive, ironique, irritée voire vulgaire. Elle invente des anecdotes, elle doit se faire une idée de la vie quotidienne de cette intruse. Jean, en revanche est fasciné, curieux, excité même par la présence du cadavre, une belle femme plus jeune que Simone, par ce corps qui libère ses pulsions et lui permet d’ouvrir les écluses de son refoulé. Voilà enfin qu’il peut exprimer le trouble qu’il ressent dans cette relation, marquée par son goût d’aventure tempérée par sa passion pour sa femme. Ensemble, Jean et Simone reconstituent la vie imaginaire de la morte, tout en cernant l’intimité troublante de leur propre couple. La morte s’inscrira dans leurs fantasmes, leurs désirs les plus profonds, leurs secrets les plus cachés. Toutefois, les anecdotes ne font que cacher l’ambivalence d’un niveau de réalité indicible, où les sentiments profonds sont auscultés avec une finesse presque maladive.

Dans un premier temps nous ressentons les rythmes que propulsent les dialogues entre amants qu’on dirait inspirés des scénarios et de la dramaturgie de Duras. Dès que Simone perçoit la morte gisant sur le sable, elle répète obsessivement des questions, des descriptions du corps, des groupes de mots qui finissent par évoquer un paysage sonore, un rythme hypnotique, une poésie étrange qui s’adresse à cette présence que Simone ne connaît pas, qu’elle ne peut connaitre, mais qu’ elle désire atteindre malgré elle. Ce discours chargé de signes sonores et rythmiques, transmet les désirs insatisfaits, les refoulements douloureux, tout ce que Simone est incapable de partager avec Jean . Rapidement, la morte prend vie, s’effondre, se réveille et peu à peu, transforme le couple qui plonge dans la séduisante présence de ce corps indolent qui aspire la vitalité de ceux qui l’entourent.

L’adaptation d’Evelyne de la Chenelière capte l’énorme sensualité des rapports entre Simone et Jean incarnée par le cadavre qui s’installe dans leur espace. Les tonalités et sonorités de cette langue parlée, ne cesse de caresser l’oreille, d’exciter l’imaginaire, de dramatiser l’espace où ce couple semble flotter vers un destin inévitable mais difficile à cerner. Tout s’achève alors que Simone, en perdant sa voix progressivement, nous livre le moment le plus passionnel de la soirée car, dans cette forme de théâtre fortement marquée par le symbolisme, l’indicible est l’espace de la vérité absolue.

Une adaptation textuelle extrêmement raffinée, un jeu qui a su capter l’orchestration des mouvements rythmique et sonores du texte et une metteure en scène qui a mené ses comédiens comme une magicienne. Ce trio de voix parfaitement accordées qui captent les multiples rapports complexes entre la morte et les vivants, nous propulsent dans un monde ambivalent où une poésie morbide ouvre la voie vers la vie. Une merveilleuse soirée de théâtre.

Continue au Centre national des Arts, du 9 au 12 avril,

Une vie pour deux, inspiré du roman de Marie Cardinal

Adaptation d’Evelyne de la Chenelière

Mise en scène : Alice Ronfard

Scénographie : Gabriel Tsampalieros

Lumières et images vidéo : Caroline Ross

Musique : Simon Carpentier

Costumes : Ginette Noiseaux

Distribution :

Jean-François Casabonne Jean

Violette Chauveau Simone

Evelyne de la Chenelière Le cadavre

Une production : ’Espace Go, Montréal

Comments are closed.