Le Chemin de la Mecque d’Athol Fugard. Traduction de Jean-Michel Ribes; une production du Théâtre de l’Ile, Gatineau

Le Chemin de la Mecque d’Athol Fugard. Traduction de Jean-Michel Ribes; une production du Théâtre de l’Ile, Gatineau

D’abord, il y a la silhouette fragile d’un petit bout de femme appelée Viola Léger (la Sagouine !) dont la voix un peu rauque laisse présager une défaillance éventuelle du corps, ce qui n’arrive pas, mais pas du tout. Bien campée dans sa chaise,  entourée de ses murs  lumineux, de ses bougies magiques, de ses sculptures fantômatiques, de ses petites bouteilles remplies de morceaux de verre étincelants, (il faut saluer le  beau décor de Julie Giroux), Mme Léger, dans la peau de l’artiste Helen Martins, nous livre le portrait d’une femme sud-africaine qui semble fragile, mais qui incarne l’esprit qui a préparé la libération de Nelson Mandela. Elle est pourtant blanche et afrikaner.

Helen Martins, conçue d’après un personnage qui a vraiment existé, refuse de quitter sa maison, sa  « Mecque » à elle,  son refuge contre  toute  la haine qui l’entoure. Ce courage devant l’insistance des membres de la communauté afrikaner pour la faire partir dans une maison de retraite incarne la résistance contre la noirceur de la période de l’apartheid en Afrique du sud.  La pièce d’Athol Fugard est une belle métaphore de la lutte de ceux qui s’opposaient au régime  pré-Mandela.

Grâce à la subtilité de sa vision théâtrale, la finesse de son écriture, cet auteur a su livrer une leçon politique cuisante en faisant comprendre toutes les nuances d’une pensée « officielle », engluée dans des habitudes et incapable d’aller au-delà de ses propres préjugés. Une manière de ne pas se faire censurer dans une société toujours aux aguets d’une expression « subversive » face au régime.

Pourtant, la dame en question incarne cette même subversion dans un gant de velours, à la fois évidente mais  ensevelie sous des références  qu’il faut chercher.  Une œuvre donc qui ne risquait pas de provoquer les autorités.  

Trois personnages s’affrontent.  Helen Martinis, l’artiste vieillissante qui refuse de quitter sa maison, Elsie Barlow (jouée par Magali Lemèle avec beaucoup de passion) une jeune institutrice de 28 ans qui adore cette dame et son art, et qui  représente le nouvel ordre du pays, prête à tout remettre en question;  finalement le pasteur Marius Byleveld, le vieil Afrikaner qui s’accroche à une terre dont il croit qu’elle appartient aux blancs, vision confirmée par une forme d’intégrisme chrétien qu’il érige comme un mur impénétrable entre lui et tous ceux qui ne sont pas de son avis.  D’ailleurs Gilles Provost se trouve dans la peau d’un personnage  inhabituel pour son parcours.  En tant que vieux monsieur intolérant, et surtout bien-pensant à outrance, il  apporte une douceur, assortie d’intransigeance quasi joviale , au rôle qu’un autre acteur aurait sûrement interprété avec plus de dureté.

L’œuvre commence par l’arrivée d’Elsie, après un voyage de douze heures en voiture. Elle vient de  Cape Town et nous raconte entre autres l’histoire d’une  veuve africaine  qu’elle a rencontrée sur le chemin  « de la Mecque » et qui doit quitter  sa maison puisque le  propriétaire, un Afrikaner, la chasse après la mort du mari. Ce récit qui choque Helen annonce la confrontation qui aura  bientôt lieu entre elle et le Père Marius, lequel veut faire sortir l’artiste de sa maison d’une manière semblable, mais plus « gentille » puisqu’ Helen n’est  pas africaine mais afrikaner et que les rapports avec une femme blanche sont,évidemment, tout  à fait différents.

Sous   prétexte de penser au bien-être physique de la vieille dame, le Pasteur Marius  nous fait comprendre qu’il est surtout préoccupé par la présence de cet esprit trop indépendant et critique au  sein de sa communauté et qu’elle risque de tout perturber.  Les mots ne sont jamais prononcés, les motivations sont toujours voilées, évoquées subtilement par des discours apparemment sensibles aux souffrances des personnes âgées mais les signes qui sous-tendent ce jeu verbal sont évidents.

Helen Martins est une artiste et l’indépendance des artistes, dans cette société raciste qui n’ose pas dire son nom, est une force dangereuse : elle risque de miner la stabilité d’un régime qui a tout mis en place pour assurer sa survie.  De son côté, l’artiste étouffe.  Elle ressent la peur, elle voit la lumière de la liberté qui s’éteint, même son refuge étincelant,  « sa Mecque », ne brille plus du même éclat.  Elle ne supporte plus cette vie  et son dernier  geste  de révolte est un moment de grande émotion qui réunit les deux femmes dans une grande complicité.

Sylvie Dufour, directrice artistique de la troupe du Théâtre de l’île fait preuve  d’une énorme sensibilité en faisant ressortir les multiples sens de cette rencontre problématique entre un auteur dramatique qui n’ose pas trop dire, et un personnage flamboyant qui dit tout!  Cet  hommage à une artiste sud-africaine  devient aussi un hommage à une grande dame de théâtre acadienne à qui on peut pardonner quelques lapsus de mémoire, mais qui exprime la passion de l’artiste dévouée à la vie et à l’expression de la liberté. 

L’œuvre, dont la traduction anglaise de Jean-Michel Ribes a révélé quelques ambiguïtés, est de manière générale, très bonne.  Une soirée émouvante et qui finit dans la splendeur d’une affirmation  dramatique qui ne laissera personne indifférente.

Le Chemin de la Mecque se joue au Théâtre de l’Ile,  1 rue Wellington, Gatineau, jusqu’au  18 décembre.   Pour info et  billets : 819-243-8000

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