Calme de Lars Norén : Portrait impitoyable d’une famille qui sombre doucement dans le néant.

Calme de Lars Norén : Portrait impitoyable d’une famille qui sombre doucement dans le néant.

Crédit photo : Pascal Victor

Lars Norén serait inconnu au Canada si ce n’était pour Brigitte Haentjens , celle qui capte les consciences blessées comme nul autre au pays et actuellement la directrice artistique du théâtre français du Centre national des arts à Ottawa. Au mois de mars (2012) Haentjens a monté le 20 novembre , un monologue de Norén écrit au lendemain de la fusillade dans une école allemande en 2006. Les réactions positives suscitées par cette création québécoise ont confirmé la vision de Mme Haentjens et l’importance de l’auteur dramatique suédois qui mériterait certainement une attention plus suivie chez nous.

Calme (1984) qui appartient au premier cycle de sa dramaturgie constitue la dernière pièce d’une trilogie (1) qui décortique les relations familiales. Elle est actuellement à l’affiche au Théâtre Nanterre-Amandiers (banlieue parisienne) dans une adaptation et une mise en scène de Jean-Louis Martinelli, directeur artistique de l’établissement. (2)

Autant la mise en scène raffinée et délicate de ce petit chef d’œuvre m’a charmée et étonnée, autant les propos de l’auteur m’ont bouleversée. Heureusement, la tension entre ces impressions antagonistes est résolue par le dialogue parfaitement  maitrisé entre le décor poético-hyperréaliste, le jeu passionné, et la névrose des personnages dont les rapports sont parfois comiques mais surtout d’une dureté insupportable. Il est certain que le travail de Martinelli et son équipe artistique a cerné toutes les subtilités psychologiques qui font vibrer les rapports difficiles entre ce couple âgé (Ernst et Lena) et leurs deux fils adultes (John et Ingemar), enfermés dans la solitude d’un hôtel sur une île isolée. Bergman n’est surement pas loin mais il y a bien autre s choses.

Dans ce vase clos de consciences tourmentées, les fils et le père attendent que la mort emporte Lena. On devine même que sa disparition serait à la fois une libération et une tragédie existentielle, une tristesse insurmontable et une manière de retrouver la vie hors du piège familial où ils s’étouffent tous rongés par les haines, les frustrations, les jalousies, les désirs inassouvis et surtout les passions indicibles qu’ils ont du mal à gérer. Si cette entité familiale a pu survivre, c’est surtout parce chacun a appris à jouer le personnage qui correspond aux attentes des autres, tout en sachant que ce jeu cache ce qui est inavouable. Dans cet abîme familial, la tragédie tient du fait qu’ils sont pris dans le cauchemar de rapports   bâtis sur des faux-semblants qui empêchent tout rapprochement authentique entre eux. Si l’enfer c’est les autres, c’est aussi soi-même puisqu’on accepte de se taire pour entretenir un équilibre qui devient, lui aussi, tout à fait faux.

Le décor confirme ce monde de solitude. On aperçoit d’abord un espace hyperréaliste, éclairé par la lumière de l’aube qui dessine des formes angulaires à travers la grande salle de l’hôtel, où le travail de Jean -Marc Skatchko (lumières) et Gilles Taschet (scénographie) incarne l’absence voire le manque, un paysage d’âmes dans la tristesse d’une séparation constante que tout le travail scénique met en avant.

Les premiers moments du spectacle, en forme de prologue, se déroulent à l’aube, sur un décor sans acteur. Nous voici devant un paysage familial qui, paradoxalement, ressemble à une nature morte, composée d’une énorme salle à manger dressée pour les clients qui n’y sont pas et d’une fenêtre qui donne sur une terrasse vide, une plage vide et une mer immobile qui s’étend à perte de vue. Au milieu, un grand escalier d’une élégance stérile s’ouvre vers une petite salle de séjour où la famille se réunit et vers des espaces plus intimes de la maison. Les sonorités d’une musique de Jazz (Gershwin entre autres) , des voix chaudes qui chantent l’amour, nous arrivent comme des plaintes lancées par les fils abandonnés dans cette maison « mortuaire ».

Ainsi commence ce quintet de voix puisqu’il faut y compter celle de Martha la bonne, qui fait des apparitions sporadiques , juste le temps pour exciter le jeune fils et rejeter ses avances, quand il réussit à la coincer sur la table à repasser.

C’est dans un de ces petits espaces sous l’escalier, baigné d’une lumière orange, où Lena (Christiane Millet), la mère mourante, s’installe seule avec sa maladie et se distancie de son propre personnage (en se parlant à la troisième personne), pour nous livrer un monologue sur sa douleur, que seul les spectateurs ont le droit d’entendre. Pour la première fois, elle assume sa peur et s’adresse directement à la maladie qui prend possession de son corps. Prise entre le désir de rester forte et le refus d’un geste pathétique, elle cache sa souffrance de la famille en continuant d’agir comme si de rien n’était. Elle prolonge son rapport de mère poule avec le fils cadet, John , le dernier à apprendre la gravité de sa maladie. Lorsque la mère continue à critiquer son style de vie en lui posant  sans arrêt les mêmes questions sur ses projets d’avenir, John explose dans un accès de colère extrêmement cruel,  étant donné l’état de santé  de la mère qu’il ignore sur le moment. Cette confrontation violente est emblématique des malentendus inhumains qui découlent d’une famille où personne n’ose dire la vérité. Pourtant, la comédienne , avec beaucoup d’élégance et de retenue, glisse doucement dans la peau de la mère moribonde qui refoule toute émotion devant les autres. De son côté, le fils, interprété par Alban Guyan, arrive à nous expliquer, très péniblement, les fantasmes, les désirs inavouables que la mère provoque chez lui, signe de son profond besoin d’amour et d’une honte qui le traque et le désespère. Dès lors, nous comprenons sa haine du père et ses frustrations à l’égard de l’ensemble de la famille qui ne comprend pas la source de ses pulsions agressives et autodestructrices qui caractérisent  sa vie d’artiste non-conformiste .

Ces jeux masochistes, destinés à punir la famille incapable de reconnaître les besoins affectifs du jeune homme, exacerbent la souffrance du fils qui ne pourra jamais révéler la vérité de ses sentiments à l’égard de la mère. Cette frustration par rapport à une mère incapable de lui faire un « signe » d’amour, et  sa haine apparente d’un père dont il ne cherche que l’amour, se mue en énergie physique et psychique très puissante. L’acteur Alban Guyon somatise merveilleusement le jeu de ce fils/artiste qui n’ose pas avouer les raisons de sa souffrance, et prolonge la tragédie de sa vie dans une  tentative de suicide avorté. Tout est échec, tout finit mal.

Dans ce labyrinthe de relations familiales, Ingemar, le fils ainé (Nicolas Pirson) doit aussi manier un ensemble de relations troubles avec son petit frère (agacement, frustration, cynisme, jalousie), son père et sa mère. Le personnage devient par moments celui qui prend le relève d’un père impuissant dont il est aussi jaloux, qu’il méprise mais, en fin de compte, qu’il aime. Les réseaux de relations affectives sont complexes et Pirson a réussi merveilleusement à passer d’une conscience du corps (rire cyniques et coléreux) à une affectivité intériorisée qui sous-tend son effondrement nerveux aux côtés de la mère. La manière dont les parents semblent préférer son frère cadet l’oblige à ériger des murs affectifs autour de lui, pour justifier son agressivité à l’égard du frère. Pourtant, Ingemar fond en larmes sur les genoux de sa mère puisqu’il sait que sa disparition mettra fin à sa dépendance affective et qu’il pourra quitter la maison et enfin mener une vie d’adulte, ce qui lui fait peur car sans l’amour de la mère, il ne saurait vivre. L’acteur évite le pathos en intériorisant un niveau de jeu réaliste qui le transforme  complètement. À la différence de Guyon (John) dont le corps est le moteur principal de son interprétation, Pirson retrouve des éléments d’affectivité stanislavskiens pour vivre sa douleur et le résultat est un des moments les plus émouvants de la soirée. Les différentes sources d’inspiration apparentes qui donnent l’impulsion au jeu de ces acteurs, apportent énormément à cet événement scénique .

Pris dans le conflit oedipien, les deux fils se retrouvent face à un père qu’ils méprisent mais qu’ils ne peuvent pas ne pas aimer et leur déchirement est palpable. Quant au père, alcoolique, criblés de dettes, source des moments comiques tout à fait pathétiques et pénibles, lui non plus ne peut pas confronter  cette femme moribonde.  Lorsque la mère retrouve le père seul dans la salle à manger pour lui signaler une tendresse qu’elle avait presque oubliée, le père ne peut supporter ces gestes d’affection et il se  retire dans la cave pour se saouler, loin du regard moralisateur de ses fils qui ne sont pas dupes du tout.

Déjà, cette première conversation téléphonique du père (Jean-Pierre Darroussin) qui cherche désespérément de l’argent pour éponger ses dettes, annonce les faiblesses du personnage et son incapacité à gérer sa famille et l’acteur excelle à se faire un corps qui semble s’écrouler de l’intérieur. Le dos courbé, le geste flou, les yeux fuyants, une voix chantante dépourvue d’énergie vocale qui fait résonner son impuissance, apportent une étrange poésie au texte. Ses réponses deviennent des mélopées de phrases, des incantations vides qui perdent leur signification langagière à force de se répéter, signes d’une fatigue vitale que la mise en scène capte si bien.

Dans ce vase clos, où les sources d’angoisses profondes sont occultées, les misères ne sont pas avouées, la mère, condamnée au pire, ressent le besoin de s’en aller mourir à l’air frais loin de ce fils qui tente de se suicider, loin de l’autre fils qui s’écroule en larmes devant elle, et loin du père qui s’évade dans l’alcool comme un lâche, loin de toute cette famille qui l’empêche de respirer.

Seule Martha, la bonne semble apporter un vent de fraîcheur et de « normalité » même si elle aussi est compromise par cette famille en train de sombrer dans le calme du néant.

La pièce est dure mais le jeu raffiné et tous les éléments de la mise en scène inspirent une énorme curiosité et nous attirent vers cette toile délicate de relations complexes. Heureusement, le spectacle ne nous transforme pas en voyeurs. Au contraire. Puisque les  personnages nous tiennent au courant de leurs pulsions les plus secrètes, le quatrième mur s’évanouit et nous devenons complices de cette vie fascinante, qui n’est surement pas trop éloignée de la nôtre. Une œuvre à découvrir, une mise en scène à savourer . Calme  continue au Théâtre Nanterre –Amandiers jusqu’au 23 février Tél.01-46-14-70-000

Notes :

1) La trilogie est composée de – La Nuit est mère du jour,  Le Chaos est voisin de Dieu, et Calme. 

2) L’adaptation s’est faite à partir du texte traduit du suédois par Camilla Bouchet,

 

Calme de Lars Norén adapté et mise en scène par Jean-Louis Martinelli

D’après une traduction du suédois par Camilla Bouchet.

Scénographie : Giles Taschet

Lumières :  Jean-Marc Skatchko

Son : Jean –Damien Ratel

Costumes : Karine Vintache

Distribution :

Delphine Chuillot : Martha

Jean-Pierre Darroussin :  Ernst

Alban Guyon : John

Christiane Millet :  Lena

Niocolas Pirzon :  Ingemar

Une production du Théâtre Nanterre-Amandiers

 

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